Les autorités françaises menacent la survie de l’anguille d’Europe en déterminant un quota de capture excessif pour la campagne 2021-2022 alors même que l’espèce est en danger critique d’extinction.
Dans un jugement rendu le 26 février 20241, le Conseil d’État nous a débouté (ainsi que la Fédération nationale de la pêche et de la protection du milieu aquatique, la Fédération départementale de Charente-Maritime pour la pêche et la protection du milieu aquatique, l’association France Nature Environnement, l’association Nature Environnement 17, l’association Bretagne vivante, l’association France Nature Environnement Pays de la Loire et l’association France Nature Environnement Normandie) de notre demande d’annuler l’arrêté du 20 octobre 2021 relatif à l’encadrement de la pêche des anguilles de moins de 12 cm par les pêcheurs professionnels en eau douce pour la campagne 2021-20222 et l’arrêté du 21 octobre 2021 portant définition, répartition et modalités de gestion du quota d’anguille européenne de moins de 12 cm pour la campagne 2021-20223. Ces derniers fixent (encore une fois) un quota de capture incompatible avec la préservation de l’espèce.
L’anguille est un poisson qui suscite la curiosité mais ce n’est pas pour cette raison qu’on s’y intéresse tant. C’est un poisson qui rapporte gros à la filière de la pêche tant le marché de l’anguille est lucratif. L’État ne se cache même plus de soutenir les intérêts économiques de cette filière. France Nature Environnement a déjà alerté sur la nécessité de protéger l’espèce. L’association a raison : « seule une préservation de l’espèce permettra d’assurer la pérennité des emplois qui en dépendent dans ce secteur ». Toutefois, nous, défenseurs de l’environnement, peinons à nous faire entendre…
Depuis les années 80, on assiste avec effroi au déclin de la population d’anguille d’Europe. La pêche n’est pas la seule cause de ce déclin mais y contribue fortement. L’anguille d’Europe subi de nombreuses pressions anthropiques qui entrainent une perte de son habitat et peuvent constituer des obstacles à sa migration (drainage des zones humides, barrages entravant sa libre circulation, canalisation des cours d’eau…). Pour toutes ces raisons, l’anguille d’Europe est malheureusement classée en « danger critique d’extinction » sur la liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN)4. Elle a d’ailleurs été classée en annexe II de la Convention de CITES. Cette annexe dresse la liste des espèces qui, bien que n’étant pas nécessairement menacées actuellement d’extinction, pourraient le devenir si le commerce de leurs spécimens n’était pas étroitement contrôlé.
L’anguille d’Europe bénéficie donc d’une protection renforcée initiée par l’Union-Européenne dès 2007 suite à l’adoption du règlement 1100/2007 instituant des mesures de reconstitution de l’anguille d’Europe5. Ce règlement a pour objectif de « réduire la mortalité anthropique permettant d’assurer avec une grande probabilité un taux d’échappement vers la mer d’au moins 40% de la biomasse d’anguilles argentées correspondant à la meilleure estimation possible du taux d’échappement qui aurait été observé si le stock n’avait subi aucune pression anthropique ». Depuis lors, la France s’est dotée d’un plan de gestion dans l’objectif de reconstituer la population d’anguilles fixé par le règlement européen. La stratégie du plan prévoit cinq grands types de mesures : le braconnage, les obstacles à la continuité écologique des cours d’eau, la pêche légale, les pollutions et les habitats et le repeuplement.
C’est à bon droit que les articles R.436-65-3 du Code de l’environnement et R.922-48 du Code rural et de la pêche maritime interdisent la pêche de l’anguille de moins de 12 cm (les civelles). Toutefois, des dérogations sont admises pour le ministre compétent qui peut déterminer des quotas de capture de ces dernières. C’est donc sur ces fondements qu’ont été pris les arrêtés du 20 octobre 2021 et 21 octobre 2021 que nous avons contesté. Tenez-vous bien… ces arrêtés ont fixé le quota d’anguille de moins de 12 cm pouvant être prélevé à 65 tonnes (8,45 tonnes pour les pêcheurs professionnels en eau douce et 56,55 tonnes pour les marins pêcheurs), soit l’équivalent de 180 millions d’individus !! Ce quota de capture est réparti entre un quota destiné à la consommation (pour 26 tonnes au total) et un quota destiné au repeuplement (pour 39 tonnes au total). Officiellement, le quota de repeuplement devrait être bénéfique. Toutefois, une étude scientifique démontre que la survie des civelles de repeuplement est significativement réduite, d’environ 50%, par rapport aux civelles directement issues du milieu naturel6.
Dans son jugement en date du 26 février dernier, le Conseil d’État nous a débouté de notre demande d’annulation des arrêtés précités. Cette décision est pourtant contraire aux recommandations du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) qui, dans un avis rendu le 2 novembre 20237, préconise qu’aucune prise de l’anguille d’Europe ne soit réalisée en 2024 (sachant que depuis 2000, le CIEM demande de réduire au maximum toutes les mortalités anthropiques). Le Conseil d’État n’est cependant pas de cet avis et estime que l’avis du CIEM n’a pas pour effet de « priver l’autorité compétente pour prendre les mesures de son pouvoir d’appréciation ». Cette dernière s’étant basée sur l’avis d’un comité scientifique et d’un comité socio-économique qui ont procédé à une estimation du niveau de prélèvement de civelles permettant de respecter l’objectif du règlement et la réduction de 60% de la mortalité par pêche des civelles par rapport à la moyenne des années 2003 à 2008. Il précise par ailleurs que « l’objectif énoncé dans le règlement constitue un objectif de long terme, dont l’atteinte dépend d’un ensemble de mesures qui ne se limite pas à la réglementation de la pêche des civelles, et inclut également la limitation des zones et périodes de pêche pour la pêche des anguilles aux autres stades de leur développement et diverses mesures destinées à réduire les autres facteurs de mortalité anthropique de l’anguille. ». Il en conclu finalement que « faute d’élément établissant l’impossibilité d’atteindre les objectifs prescrits (…), les requérantes ne sont pas fondées à soutenir que les quotas de captures fixés par les arrêtés attaqués, combinés aux autres mesures de protection mises en œuvre, assureraient une prévention insuffisante des atteintes à l’environnement ».
Ce jugement se passe de commentaire mais rappelons toutefois au Conseil d’État que le manque de certitude ne doit pas servir de prétexte pour continuer dans la mauvaise voie !
Notes
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Arrêté du 20 octobre 2021 relatif à l’encadrement de la pêche de l’anguille de moins de 12 centimètres par les pêcheurs professionnels en eau douce pour la campagne 2021-2022 ↩
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Arrêté du 21 octobre 2021 portant définition, répartition et modalités de gestion du quota d’anguille européenne Anguilla anguilla de moins de 12 centimètres pour la campagne de pêche 2021-2022 ↩
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RÈGLEMENT CE N°1100/2007 DU CONSEIL du 18 septembre 2007 instituant des mesures de reconstitution du stock d’anguilles européennes ↩
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Apport de Connaissances aux Opérations de Repeuplement en anguille. Expérimentation in situ et ex situ - Nicolas Delage, Didier Azam, Laurent Beaulaton ↩