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MILIEUX AQUATIQUES

L'anguille, grand migrateur catadrome

À l’inverse des saumons, aloses, lamproies et esturgeons, l’anguille passe la majeure partie de sa vie d’adulte en rivière ou en bord de mer alors qu’elle est née quelque part au milieu de l’océan Atlantique où elle reviendra pour s’y reproduire et mourir.

Le lieu de ponte exact n’est toujours pas connu. L’hypothèse de la mer des Sargasses vient de passer au second plan depuis qu’une analyse des otolithes a mis en évidence la présence de manganèse dans l’environnement post natal immédiat des larves d’anguille. L’attention des scientifiques se concentre donc sur les sources de manganèse de l’océan Atlantique.

Quoiqu’il en soit, les larves d’anguille naissent bien quelque part au milieu de l’Atlantique nord et sont vouées aux courants matins comme toutes les larves de poissons. Celles que le hasard des éléments jettent sur les côtes américaines deviendront des anguilles américaines Anguilla rostrata et celles qui se retrouvent sur les côtes européennes deviendront des anguilles européennes Anguilla anguilla. Nous imaginons jusqu’à preuve du contraire que les larves issues de la ponte d’une anguille européenne pourraient très bien donner ensuite des anguilles américaines et vice versa puisque les géniteurs ne contrôlent peut-être pas la future trajectoire de leur progéniture … Les différences entre les deux espèces ne seraient donc induites que par un environnement différent à partir d’un même matériel génétique ?

Revenons à nos larves d’anguille, les leptocéphales qui dérivent quelques mois ou années dans l’océan et se transforment une première fois en civelle, anguille miniature de quelques centimètres, translucides au point que les anglo-saxons les appellent « glass eel » pour « anguille de verre ». C’est ainsi qu’elles abordent nos côtes et s’infiltrent dans tous les estuaires depuis l’Afrique du nord jusqu’en mer du nord. Depuis des siècles et probablement davantage, l’homme récolte ces juvéniles d’un tiers de gramme qui était jadis si nombreux que l’on les a utilisés pour des destinations aussi scandaleuses que de la colle biologique, de l’engrais ou de la nourriture pour animaux de basse-cour. Malgré une extraordinaire résistance physique et physiologique, l’espèce, déclarée « nuisible » jusque dans la fin des années 70, a sévèrement décliné à cause de la multitude d’agressions que nous lui avons imposées : la surexploitation, les barrages, les turbines des usines hydroélectriques, la disparition des milieux humides, les pollutions notamment celles liées au PCB, et même un vers parasite ramené du japon.

Aujourd’hui, vingt fois moins de civelles accostent le golfe de Gascogne par rapport à 1980 et c’est même cent fois moins pour le nord de l’Europe. Mais elle est toujours pêchée, sur la foi d’un règlement européen de 2007 qui devait soit disant restaurer l’espèce ….

En novembre 2021, l’association introduit un référé-suspension au terme d’un travail juridique acharné de deux mois. L’association a juste eu le culot de demander en urgence le strict respect du quota global calculé par le comité scientifique, 26 tonnes et pas une de plus, pour faire simple.

À la sortie de l’audience du référé, l’urgence de la situation de l’anguille ne faisait aucun doute. Le juge a alors donné une seconde chance à l’administration. Et une seule phrase magique aura suffi , toujours la même musique, pour faire changer l’urgence de camp : « ont été recensées 505 entreprises de pêche professionnelle de la civelle pour lesquelles celle-ci représente 100% de leurs revenus pour trois mois. »

Le conseil d’État rejette le référé au motif que finalement il n’y a pas urgence. Il n’y aurait pas urgence pour bousculer ce petit monde de la pêche qui saison après saison, accule davantage l’anguille. Et puis, pour reprendre un leitmotiv cher aux pêcheurs, il y a tellement d’autres causes de déclin qu’on peut bien continuer … ! C’est vrai qu’à 22 000 € le kilo, dernier prix constaté sur le marché noir irlandais, soit 7 € la civelle, il serait si dommage de freiner cette ruée vers l’or et d’empêcher quelques uns de gagner en une nuit ce que d’autres gagnent en 1 ou 6 mois, voire en plusieurs années. On parle aussi de 37 000 livres le kg en Grande-Bretagne …

Sur le plan scientifique, le conseil d’État considère que l’impact des 26 tonnes consommées n’est pas significativement différent des 26 tonnes totales calculées par le comité scientifique. En faisant cela, il renverse la charge de la preuve en nous reprochant de ne pas avoir démontré la mortalité significative liée à la pêche de repeuplement (39 tonnes!), malgré la production des tous derniers rapports scientifiques sur le sujet mais ne demande aucune justification à l’État sur cette même question centrale.

Mais le pire n’est pas là : le conseil d’État suppose à tort que les 26 tonnes du comité scientifique seraient compatibles avec la survie de l’anguille. Il oublie que ce chiffre ne garantit qu’une chose, à savoir la réduction de la mortalité par pêche sous un plafond de 40% convenu entre la France et la Commission. Rien ne dit que cette réduction soit elle-même compatible avec la survie de l’espèce. Ce n’est qu’au prix de cette grosse erreur de raisonnement qu’il a pu nous donner tort en ayant l’air d’avoir raison.

Les hommes ne vont pas disparaître demain, mais l’anguille va disparaître. L’argent se fabrique, mais pas les anguilles. Et si les alevins de saumons se fabriquent, les saumons ne reviennent toujours pas en masse dans nos rivières. Depuis deux siècles, réensemencer la mer n’a jamais fonctionné pour aucune espèce.

Nous fonçons dans un mur, et le conseil d’État vient de décréter qu’il n’y aurait pas d’urgence pour freiner. Au point où nous en sommes, il est vrai qu’il n’y a probablement plus d’urgence : c’est trop tard. Tous les scientifiques le disent à l’unisson : le stock d’anguilles est passé depuis longtemps sous les limites biologiques de sécurité. Alors, puisque c’est plié, autant pêcher jusqu’aux dernières anguilles, c’est ça la stratégie ? Le conseil d’État vient de balayer la science au profit de “505 entreprises de pêche” à la veille du conseil des ministres européens de la pêche qui décident royalement de prolonger la pêche de la civelle une saison de plus. Au mépris des meilleurs avis scientifiques auxquels, soit disant, ils devraient se conformer… Bravo.

Ce jugement guidé par la politique et l’obsession économique risque de faire date pour l’erreur manifeste qu’il consacre. Pas sûr que les anguilles s’en remettront. Bien entendu, l’association reviendra à la charge pour le recours sur le fond.